La première digue de Nodeven : construction et destruction

1. LA CONSTRUCTION DE LA PREMIERE DIGUE. En 1830, un « sieur Troude », officier de Marine, de Brest, demande à obtenir la concession d’un « lais de mer » à Guissény, en vue de la construction d’une digue. Il abandonne ensuite sa requête au profit d’une dame Veuve Merven, de Ploudaniel. Un ingénieur des Ponts et Chaussées établit le plan de la digue et l’administration accorde la concession le 15 septembre 1831.Il s’agit de l’ancienne digue, construite entre la pointe de Beg ar Skeiz et la pointe du Dibennou. La concession est accordée à des conditions très contraignantes fixées par les Domaines, par une ordonnance royale du 15 septembre 1831. "Il sera établi dans le corps de la Digue un second aqueduc à clapet qui pourra fonctionner lorsqu’il y aura lieu de réparer le premier… Dans chaque aqueduc il sera placé une vanne de sûreté, en cas d’avarie du clapet… Considérant qu’en accordant la concession demandée, on donnera à l’agriculture une étendue de terrain qui est maintenant baignée par la mer deux fois par jour ; qu’on assainira le pays et les propriétés de la concession…" Le lais de mer d’un étendue de 180 hectares est concédé à Mme Veuve MERVEN, née GAULTIER, demeurant à PLOUDANIEL. Le concessionnaire est tenu de construire dans un délai de dix ans et de verser dans les caisses du Domaine, dans les 3 mois, les 412, 60 Francs, montant de l’estimation faite par les experts, le 19 décembre 1830. Il est aussi tenu de fournir gratuitement le sol des chemins ou sentiers qui seront reconnus indispensables pour aborder la grève, le préfet constatant leur utilité et déterminant leur direction et leur largeur. Cette ordonnance a été retranscrite dans le registre des délibérations de la commune, "pour copie conforme", le 21 octobre 1831. La digue est achevée en 1832, largement avant le délai de dix ans prévu, mais sa construction n’a pas été sans conséquences pour les usages des habitants de la commune, concernant notamment la récolte du goémon et l’utilisation de la sécherie. Chaque année, au début du mois de janvier, le conseil municipal de Guissény publie un règlement très précis et contraignant pour l’organisation de cette récolte. Le 20 janvier 1833, il doit s’occuper des problèmes issus "des empiétements qu’on fait journellement sur un terrain acquis pour servir de sécherie de gouémon à l’utilité des habitants de la commune, d’après un contrat en date du 4 octobre 1788 par le conseil d’Etat".

Le conseil demande au Préfet du département une "copie du plan du 18 mai 1830 dressé par Monsieur Troude, officier de Marine à Brest, à l’effet d’obtenir la concession gratuite d’un lais de mer situé à Guissény« ainsi qu’une copie du procès-verbal de limitation de cette étendue, »à seule fin d’éviter toutes contestations qui pourraient s’élever entre les concessionnaires de ce lais de mer et les habitants de la commune, dans ce temps présent et futur ; outre pour servir d’éclaircissement aux autorités de la commune pour la propriété, dont les conseillers municipaux prennent intérêt, vraiment très indispensable aux habitants, qu’on est sur le point d’usurper par les concessionnaires qu’on a déjà parlé". Le 24 février 1833, le conseil municipal autorise le maire "de mettre opposition sous le plus bref délai possible, sur des envahissements qui se fait journellement sur la sécherie de gouémon appartenant à la commune, par les ouvriers de M. Derrien, concessionnaire d’un lais de mer, donnant près du même endroit ; lesquels depuis plusieurs mois n’ont cessé de prendre des matériaux du lieu du Squéis pour mettre à la digue qu’ils ont construit, abus que nous voulons faire cesser le plus tôt possible et requérir dédommagement, des dommages qu’il aurait occasionné sur cette étendue ; en tout cas qu’ils veuillent continuer même envahissement et usurpation de matériaux de ce terrain, de les citer par devant justice correctionnelle au besoin, dont la commune répondra des dépenses et frais de citation qu’il aurait été obligé de faire pour la défense de cette propriété". Les choses semblent s’arranger par la suite et un règlement à l’amiable est recherché par une commission composée de 6 commissaires, nommés par la municipalité, et de M. Derrien. Les commissaires sont Goulven Breton, maire, de Brendaouez, Yves Tigréat, second adjoint, Goulven Borgne, conseiller, de Trérohant, Jean Lossec, conseiller, de Kermarro, Sezny Roudaut, de Poultoussec, et Jean-Marie Géléoc, de Kerandraon. Guillaume Louis Marie Derrien est "fermier de la totalité de la palue dite tréas-an-naouès, et propriétaire d’un indivis dans la dite palue qui vient d’être conquise sur la mer au moyen de la digue qu’il a construite dans le courant de l’année 1832, le tout en exécution de l’ordonnance royale du 15 septembre 1831 ; le dit Derrien agissant tant en son nom que comme fondé des pouvoirs de Dame Veuve Etiennette Duparc Gautier, Veuve Mervin et autres intéressés dans la sus-dite palue". La commission désire régler à l’amiable et déterminer d’une manière avantageuse pour toutes les parties intéressées, "la direction et la largeur des chemins qui sont nécessaires pour la fréquentation de la grève, et dont les concessionnaires de la palue de tréas-an-naouès doivent le sol au titre de l’article sept de l’ordonnance précitée". Le 1er mars 1833, le résultat des travaux de la commission est publié dans le registre des délibérations du conseil municipal. "Nous sommes rendus vers les neuf heures du matin près de la maison du nommé Gabriel Le Borgne où abouti un chemin venant du bourg de Guissény, nous avons reconnu d’un commun accord que le chemin déjà tracé par M. Derrien et qui prend en droite ligne de l’extrémité de ce chemin dit du Cléguer jusqu’à la sortie de la palue, où commençait l’ancien chemin de Plouguerneau, est d’une direction convenable et a une largeur suffisante, ayant six mètres entre les deux fossés. A l’avenir ce chemin sera suivi dans toute sa longueur pour la communication de Guissény vers Plouguerneau. Remontant vers le nord et prolongeant divers clos dits messiou trérohan, ayant diverses issues sur la palue, nous avons reconnu que pour leur fréquentation, il est nécessaire d’y laisser un chemin qui, devant les entrées des pièces, devra avoir six mètres cinquante centimètres pour faciliter le tour des charrettes, et le long des fossés se réduira à cinq mètres comptés à partir du pied des fossés existants. Ce chemin se prolongera jusqu’au chemin dit an-nodeven venant de trérohan. Ce dernier chemin ira en droite ligne rejoindre l’allée tracée au bout du jardin de la ferme commencée au Kurnic. En quittant le chemin an-nodeven, la terre formait une presqu’ille de rochers dits Bec-ar-Perrin. Le chemin de servitude ne prendra point ce contour, mais rentrant dans les terres, et laissant à droite la maison habitée par le Garde Champêtre Seny Bramoullé, il rejoindra la grève à l’endroit dit pors-olivier . Aucun clos n’a d’issue sur cet endroit ; mais il y aboutie un chemin venant de Guissény et passant par trérohan qui traverse en ligne droite la plaine pour descendre à la dune du Squéis, dans la coupure dite Cariguel-ar-squéis conduisant à Poul-carrec-paol. Ce chemin est le dernier jusqu’à la digue, construite depuis le rocher An-dibennou, jusqu’à la pointe Ar Squéis. Parcourant les dunes qui bordent la concession en descendant vers le O.S.O., nous avons reconnu qu’il serait fort utile d’empêcher d’arracher ou de couper les joncs qui poussent dans les dunes et contribuent à les fixer. Le tort que font aux terres les sables volants rend cette mesure nécessaire et monsieur le maire est convenu qu’il rendrait un arrêté pour empécher ce dégat. Suivant la dune dite Ar-Voust, nous sommes arrivés au lieu qui sert de sécherie à la commune de Guissény, et avons reconnu que les labours de monsieur Derrien s’étaient étendus au-delà de l’espace qui était couvert par la mer, et qu’il avait empiété sur le terrein concédé à la commune par ordonnance royale du 4 octobre 1788, dont le titre lui a été présenté. Il a répondu à ce reproche qu’il était loin d’avoir atteint les limites qui sont tracées à la concession parle plan annexé à l’ordonnance royale précitée du 15 septembre 1831 ainsi que par le procès verbal de délimitation qui y est joint, cependant pour éviter à la commune un dommage important qui résulterait pour elle de la perte de ce terrein qui lui est indispensable pour sécherie et n’est pas d’ailleurs d’une grande valeur comme terre arable, il est convenu, sous la réserve expresse de l’approbation de ses associés qu’il ne peut engager n’ayant pas pouvoir à cet effet, de ne pas pousser plus avant ses labours, et après la récolte des semences qu’il a mises en terre, de se retirer jusqu’à la limite du terrein appartenant à la commune. Les divers chemins pris au hasard aux environs de la sécherie et dits Carriguel-ar-Vein-Ven seront réunis en un seul qui ira joindre en passant par l’allée plantée autour du Kurnic, les chemins déjà désignés qui seront suivis pour la fréquentation de cette partie de la grève. A partir de ce chemin, le premier en suivant est celui qui sert à la fréquentation des villages de Traonriou et Kermaro à la grève dite Aot-bras ou Aot-Dreus. Ce chemin sera suivi en ligne droite depuis le Carriguel-ar-pont-coat jusqu’au grand chemin de Plouguerneau qui sera suivi jusqu’à son embranchement avec le chemin direct qui descend de Traonriou. A partir de Carriguel-ar-pont-coat, aucun chemin ne sert à la fréquentation de la grève jusqu’à celui qui vient de Kermaro à Traonriou pour aller à la grève dit An-aot-vras. Les divers sentiers tracés par les charrettes seront réunis en un seul et par la ligne la plus courte. De même que nous maire, adjoint et conseillers municipaux avons réclamé le terrein appartenant à la commune comme il est dit ci-dessus, nous croyons qu’il est de notre conscience de certifier aux concessionnaires que, dans cette portion de la concession, diverses pièces de terre qui étaient régulièrement couvertes par les marées et que nous considérons comme faisant partie de la concession, ont été empiétées par plusieurs particuliers ; entre autres Christophe Bramoullé de Traon Menez Kermaro qui y a clos ou en manœuvre trois pièces ; Jean Bernard de Trérohan qui en manœuvre une pièce ; Daj Galliou de Kermaro qui en manœuvre une autre ; Jean Sénant de Kermaro et divers autres. Sezny Roudaut a déclaré qu’il était fermier d’une prairie qui est serré des terres de la concession et n’a ainsi que plusieurs autres pièces contingues, aucune autre issue que par ces terres. Il demande à pouvoir y passer après la récolte pour enlever les produits des champs qu’il manœuvre. Le chemin de Traonriou qui joint le grand chemin de Plouguerneau sera conservé tel qu’il existe, seulement il sera régularisé et redressé autant qu’il sera possible. La fréquentation des pièces donnant sur la palue comprise entre Traonriou et Streat-ar-goléjou aura lieu par l’espace laissé entre les fossés de ces champs et le fossé de ceinture qui borde la palue. A partir de Streat-ar-goléjou, le chemin ira en droite ligne jusqu’au Squéis, en coupant le chemin de Plouguerneau et celui qui lui est parallelle. Un espace de six mètres sera laissé pour la fréquentation des pièces comprises et ayant leurs issues entre Streat-ar-goléjou et le chemin de Poultoussec. Le chemin de Poultoussec ira en ligne droite au grand chemin de Plouguerneau, il sera laissé un chemin de six mètres pour la fréquentation des pièces donnant sur la palue entre le chemin de Poultoussec et celui du Poulgroas. Le chemin de Poulgroas ira rejoindre celui de Plouguerneau et, le coupant, ira jusqu’à celui de An-nodeven. Le long du chenal du moulin d’alanan, du chemin de Plougroas à celui du Poulouprie, il sera laissé un chemin de six mètres pour la fréquentation des champs qui y ont leur issue. La communication entre le chemin de Streat-Vudec et celui de Streat-ar-feunteun aura lieu en ligne droite. Aucun autre chemin n’est nécessaire et tous ceux convenus devront avoir une largeur de six mètres. De tout ce que dessus nous avons rapporté le présent procès verbal pour être présenté à l’Ingénieur qui sera chargé par monsieur le Préfet de fixer la direction et la largeur des chemins". Un additif est rajouté à ce procès verbal le 22 septembre 1833, Goulven Le Borgne et son neveu Jacques Roudaut obtiennent de M. Marzin, agissant pour M. Toullec, que celui-ci "s’oblige de leur faire un chemin praticable pour la fréquentation de leurs champs par la digue pour aller rejoindre le chemin du Squéis et à lui de boucher et garder en propriété depuis l’embouchure du chemin de Poultoussec jusqu’à leur champ sauf auxdits Borgne et consorts d’entretenir ce chemin qui leur est livré à leurs frais sans recours vers M. Toullec d’aucune façon quelconque".

Mais dès l’année 1833, la digue, « n’ayant pu soutenir l’effort de la mer », est « emportée par les flots » (le registre des délibérations du conseil municipal ne mentionne pas cet événement).

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2. La construction de la digue décrite par Emile SOUVESTRE (« Les derniers Bretons ») La digue au moyen de laquelle le lais du Kurnic avait été arraché à la mer, présentait d’immenses difficultés à construire. On ne pouvait travailler qu’entre les marées, et le sable et le roc étaient les seuls matériaux que l’on eût à distance convenable. Chaque jour, cent cinquante hommes s’agitaient pour hâter l’œuvre, et le soir, quand chacun d’eux se reposait, fatigué d’avoir apporté son grain de sable à la dune factice, la mer venait en grondant : elle s’arrêtait un instant devant la barrière qu’on lui avait élevée, semblait la regarder, puis, comme un propriétaire de mauvaise humeur qui écrase sous son talon une fourmilière dont l’aspect dépare son domaine, elle passait son pied houleux sur la digue commencée, et tout disparaissait. Alors, les cent cinquante travailleurs recommençaient avec cette patience inflexible qui élève l’homme presque au niveau d’un Dieu. On feignait de céder aux flots ; on leur laissait un libre passage au milieu, tandis que, des deux côtés, le môle grandissait insensiblement et étendait deux bras toujours plus près de se joindre. Enfin un jour, profitant de quelques basses marées, on pressa les travaux, elle se heurta, étonnée, à un long mur de pierre qui se dressait audacieusement devant elle.

Mais cette lutte de l’industrie contre l’Océan avait duré huit mois. Son histoire était un drame plein de poésie, d’incidents et de péripéties inattendues. J’interrogeai l’entrepreneur pour en connaître tous les détails.

  • Figurez-vous, me dit-il, ce que durent être nos premiers travaux dans un lieu où il n’existait pas un toit pour se défendre de l’ouragan, pas un arbre pour éviter le soleil, pas une fontaine pour étancher sa soif. Il fallut souffrir, avec les ouvriers, le froid et le chaud, le vent et le givre. Il fallut être plus gai et plus fort que les plus gais et les plus forts, afin de donner à tous du courage. Les Bretons sont vigoureux, mais lents et contemplatifs. Quand aucune passion ne les pousse, ils attendent l’ordre. Aucun élan ne vient d’eux ; ils ne s’intéressent pas au travail qu’ils font pour leur maître ; ils n’y emploient pas leur intelligence. Ce n’est qu’en appuyant la main sur leur esprit qu’on peut le faire marcher ; il faut les monter ainsi qu’une horloge. Aussi étais-je obligé d’appliquer ma volonté aux trois cent bras que j’employais. Il fallait aiguiser sa colère contre l’inertie de ces hommes de pierre, les pousser du geste, de la parole, les placer sous le joug de sa pensée, dominer avec sa voix les mugissements des vagues, le bruit du travail et les roulements des chariots. Il fallait être toujours là, soutenant le duel contre les flots avec une armée indocile ; toujours là, le mètre à la main, prenant la mesure de la mer pour que le corset de pierres que nous lui faisons allât bien à sa taille. Heureux encore quand, à l’heure du repas, l’imprévoyance d’un commissionnaire ou son retard ne me condamnait pas à la faim ; car aucune ressource n’existait autour de moi.

Cependant cette vie sauvage me rendit ingénieux. Je découvris une fente de rocher d’où je pouvais surveiller les travailleurs, sans être exposé à toutes les fureurs du vent ; l’eau nous manquait, je fis sonder le terrain, et un ouvrier trouva sous sa pioche une source limpide qui coulait sur un lit de sable blanc. Ce jour fut un beau jour pour moi ; désormais j’avais une oasis dans mon désert. Peu après je fis construire une maisonnette pour enfermer les outils, et ce fut un abri sûr et commode. Mais les obstacles renaissaient sans cesse : je n’éludais une difficulté que pour en voir d’autres apparaître. Enfin, après plusieurs mois de fatigues, le môle, deux fois détruit et deux fois réparé, allait être terminé : encore une journée de travail, et le problème était résolu ! J’éprouvais une impatience facile à comprendre, car la marée d’équinoxe arrivait le surlendemain. Le soir, comme les ouvriers se retiraient, un charretier m’avertit qu’il ne pourrait venir le lendemain avec son attelage, parce que c’était la fête de saint Eloi, et qu’il devait conduire ses chevaux pour entendre la messe à Landerneau ; un autre vint bientôt m’apporter la même nouvelle ; puis un troisième, puis un quatrième, puis tous. Effrayé, je leur expose les dangers d’un retard ; je les supplie, je m’emporte ; je leur propose de doubler, de tripler le prix de leur travail ; tout est inutile. Ils m’écoutent attentivement, suivent mes raisonnements, les approuvent, et terminent toujours par me répéter qu’ils ne peuvent venir, parce que leurs chevaux mourraient dans l’année s’ils n’entendaient pas la messe de saint Eloi. Il fallut me résigner. Le lendemain la marée arriva, surmonta les travaux inachevés, couvrit la baie dans toute son étendue, et emporta la digue en se retirant. C’était trente mille francs que me coûtait une messe. Il fallut recommencer sur nouveaux frais. Cette fois, je pris mes précautions ; je subordonnai mes calculs aux fêtes et aux dimanches ; le temps me favorisa, et le môle fut achevé tel que vous le voyez.

Nous étions, en effet, dans ce moment, sur la jetée, en face de la mer qui roulait paisiblement ses ondes soyeuses qu’une écume scintillante perlait à peine sur les bords. Si je n’avais connu l’Océan, j’aurais eu peine à comprendre, vis-à-vis de ce lac tranquille, les difficultés dont l’entrepreneur venait de me faire le récit et la nécessité d’aussi immenses travaux ; mais j’avais appris, par expérience, ce qu’il fallait croire de ces apparences pacifiques. Je savais que notre mer est comme ce cheval du diable, célèbre dans les contes bretons, qui s’approche d’abord tout petit, tout joueur, tout caressant, qui se roule près des enfants, lèche leurs mains, leur présente son dos, puis qui, tout-à-coup, grandit, franchit les fleuves, les forêts, les vallées, et disparaît avec son cavalier que l’on ne revoit plus.

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3. L’ouragan et la destruction de la digue (E. SOUVESTRE) La moisson était achevée. Un silence monotone régnait de nouveau dans le lais de mer dépouillé, et les vents d’octobre commençaient à faire tourbillonner les sables de la plaine. L’automne arrivait ; non pas celui des vallées avec ses feuilles tombantes, ses pâles rayées de soleil et ses dernières fleurs frileusement cachées dans les buissons ; mais l’automne dépouillé de tout son cortège poétique, sombre et baigné de brumes froides ; l’automne au ciel ardoisé, tout retentissant de murmures menaçants, et portant les naufrages dans ses pluvieuses nuées. Des pluies continuelles vous retiennent prisonniers, sans que le froid rende le foyer agréable : tout est sans caractère et comme flottant entre deux saisons. Les habitudes mêmes se ressentent de cette incertitude ; le temps des longues promenades est passé, celui des veillées n’est pas encore venu.l’orage qui avait grondé tout le jour s’était accru, et les toits du Kurnic craquaient sous la tempête ; mais, isolés dans nos rêves, nous n’entendions rien. Mais un sifflement profond et déchirant se fit entendre au dehors ; les fenêtres du salon furent enfoncés par l’ouragan, une colonne de vent, mêlée de sable, entra dans l’appartement comme une trombe ; toutes les lumières s’éteignirent, et le feu, balayé de l’âtre, s’éparpilla de tous côtés. Tout le monde s’était levé en poussant un cri : je courus à la fenêtre pour la refermer ; mais là un spectacle inattendu me tint immobile et sans voix.

La digue que l’on apercevait à une certaine distance, vis-à-vis même de la fenêtre, paraissait couronnée d’une ligne d’écume blanche. Aux deux extrémités, de hautes vagues s’élevaient incessamment, et, surmontant le parapet, se répandaient sur le môle en immenses cascades. A voir, au milieu de la nuit, ces grands flots blancs monter avec une agilité humaine le long du revêtement, et escalader le mur d’appui, on eût dit une armée de fantômes s’élançant à l’assaut d’un rempart abandonné. A chaque instant, les vagues qui se précipitaient devenaient plus pressées ; on entendait la digue pousser, sous leurs efforts, un mugissement caverneux, tandis que le bruit du ressac se faisait entendre à sa base, semblable à des décharges régulières de mousqueterie. Par intervalles, pourtant, l’orage se taisait, et la mer suspendait sa furie. Alors, il se faisait un silence solennel au milieu duquel on n’entendait que le bruissement sombre du flot sur les plages éloignées. Puis, tout-à-coup, comme à un signal donné, le vent poussait un hurlement plus horrible ; toute les anfractuosités du rivage, tous les récifs, tous les promontoires jetaient à la fois un cri plus haut, et la mer, entassant l’une sur l’autre ses vagues, croulait comme une montagne sur la digue mugissante. J’avais eu à peine le temps d’appeler à moi l’entrepreneur, qui, debout à mes côtés, contemplait ce spectacle avec une terreur muette, lorsque nous vîmes tout-à-coup la digue fondre et disparaître par ses extrémités. Un cri nous échappa à tous deux en même temps ; mais il n’était pas achevé que la vague arrivait au mur de la maison, et que son écume nous jaillissait au visage. Le défrichement était complètement submergé !

Vouloir peindre notre consternation serait inutile. Nous passâmes la nuit dans des angoisses déchirantes. Quand le jour vint, la marée s’était retirée et la plaine était à sec : mais les flots y avaient marqué leur passage. Fossés, douves, chemins, sillons, tout avait disparu. Le lais de mer ne présentait plus qu’une surface unie sur laquelle les vagues avaient laissé les traces de leurs ondulations. A voir cette grève, si semblable à toutes les grèves, il était impossible de croire que les flots eussent jamais cessé de la baigner et que la main des hommes y eût touché. La grange aussi avait été minée par les eaux et s’était écroulée. Son toit, emporté par le vent, gisait à deux cents pas de là sur le sable comme la carcasse d’un navire naufragé. Les ménageries avaient mieux résisté, et l’on entendait sortir de leurs murs, troués mais debout, les mugissements lugubres des bestiaux. De distance en distance on apercevait des tonneaux brisés, de poutrelles à demi enfouies dans le sable, des monceaux de paille entremêlée d’algues marines. Après avoir contemplé un instant ce désastre, nous nous dirigeâmes rapidement à travers les débris, vers la digue dont on apercevait au loin les ruines amoncelées. Au premier coup d’œil, il était facile de reconnaître que tout espoir de réparer les ravages commis par la mer était perdu, et qu’une reconstruction même était devenue impossible. Les rocs servant à l’édification du môle avaient été entassés dans certains endroits, et formaient des récifs factices qui brisaient l’ancien alignement de la digue ; ailleurs la mer avait creusé dans le sable des crevasses profondes dans lesquelles bouillonnaient l’onde salée. Nous nous arrêtâmes, frappés de stupeur devant ce bouleversement effrayant de l’Océan, qui s’étendait vis-à-vis, montrant à peine alors un reste de turbulence ; on eût dit un combattant qu’avait fatigué une lutte prolongée et dont la colère rentrait au repos. Quelques longues vagues s’élevaient seules, çà et là, comme des veines gonflées d’un reste d’émotion. Nous voulûmes monter sur le promontoire pour mieux embrasser de l’œil tous les détails de cette catastrophe. Nous restâmes encore quelque temps sur le cap, contemplant la scène de désolation que nous avions sous les yeux, sans pouvoir nous rassasier de ce cruel spectacle. Enfin, pourtant, nous reprîmes tristement et en silence le chemin du Kurnic. Avant d’y arriver, l’entrepreneur et moi, par un mouvement involontaire et simultané, nous nous détournâmes une dernière fois vers la mer : un homme était debout sur l’amas de ruines qui indiquait encore l’emplacement de la digue.